An English version of this conversation is available here.
Andrew Bennett: J’aimerais connaître vos réflexions sur ce qui s’est passé depuis l’adoption de cette loi séculariste et comment, selon vous, les choses ont évolué depuis un an.
Beryl Wajsman: Les manifestations ont cessé, bien qu’elles aient été nombreuses au début. Des problèmes d’embauche ont surgi, notamment dans le domaine de l’éducation, mais je ne crois pas que les craintes multiples de voir cette affaire se transformer en une sorte de mouvement anti-religieux se soient apaisées. La révolte contre l’autorité, contre toutes les formes d’autorité, n’a jamais été la question brûlante de la société québécoise, mais elle est demeurée une question d’actualité depuis la Révolution tranquille. Et comme l’Église était étroitement liée aux pouvoirs publics, notamment durant les années Duplessis, il y a eu une réaction contre elle.
Cette loi influe sur la manière dont la législature élabore nos lois, les tribunaux les interprètent, l’appareil de sécurité les applique et les écoles publiques forment l’intellect des jeunes. Elle ne s’apparente pas à la Charte des valeurs de Pauline Marois (ancienne Première ministre), qui avait pour objet de créer des incitations. Elle voulait 30 000 militants ethniques dans les rues. Elle voulait créer cette division et sa loi avait des conséquences pour tous. Il en va autrement avec cette loi. Je crois que les gens commencent à comprendre sa signification.
AB: Maxime, vous êtes opposé à cette loi. Où en sommes-nous un an après son adoption?
Maxime Huot Couture: Je suis d’accord avec Beryl qu’il n’y a plus d’agitation politique. Nous avons passé outre. Il se peut qu’il soit trop tôt pour juger des effets de la loi. Mais, comme l’avait prévu le gouvernement de la CAQ (Coalition Avenir Québec), je crois qu’il n’y a pas à proprement parler beaucoup d’effets. Nous parlons de quelques personnes qui ont été directement affectées – de 50 à 80 personnes au cours de la dernière année. En termes politiques, ce n’est rien.
À mon avis, ce qui est plus à craindre, c’est que la question est en train d’être associée au problème du racisme auquel se heurtent plusieurs pays. Il s’agit là de deux questions différentes. Nous n’avons rien à gagner à associer sécularisme et racisme. Cela pourrait être dangereux.
AB: L’adoption de la loi il y a un an a été d’une certaine manière un moment clé du débat qui se déroule dans la province de Québec depuis plusieurs années, voire des décennies. Beryl le situe dans le contexte du rôle de la religion au sein de l’espace public et des modalités selon lesquelles les différences culturelles et religieuses doivent être gérées au sein de la culture et de la société québécoises. Cette loi est-elle le dernier mot? En sommes-nous au point où nous pouvons passer à autre chose?
MHC: Je ne sais pas si c’est le dernier mot puisque la clause « nonobstant » (de la Charte des droits et libertés) devra être renouvelée. Mais je crois qu’elle a été source d’apaisement. Le gouvernement Legault a été clair à ce sujet. On a voulu clore le débat et c’était un moment opportun pour légiférer.
AB: Beryl, croyez-vous que l’on puisse parler d’apaisement?
BW: Je crois que c’est un début, mais je ne crois pas que le Québec soit seul en cause. Lorsque je parle (en dehors du Québec), je vois des gens qui pensent à l’ensemble du Canada et à tout ce qui concerne notre attitude à l’égard du multiculturalisme. Loin d’être une façon d’appliquer les lois en faisant preuve de compassion, de recourir à la persuasion plutôt qu’à la coercition et à la contrainte, c’est devenu une mangeoire politique aux proportions financières démesurées. Partout au pays, nous sommes maintenant aux prises avec ce débat. Maintenant, alors que les problèmes sont épineux, on se demande si les pouvoirs publics doivent se contenter d’assurer la prestation de services publics et éviter de s’engager dans les projets d’ingénierie sociale. La liberté de religion, bien sûr, mais aussi la liberté de s’affranchir de toute religion; la liberté du multiculturalisme, bien sûr, mais sans être tenu d’en assurer constamment le financement.
Il ne s’agit pas là d’une nouvelle question. Elle a entraîné la mort de Thomas Darcy McGee, le seul politicien au Canada qui a été assassiné en 1863. Il avait déclaré que dans ce grand Dominion du nord, il y avait place pour un grand peuple rassemblé sous un seul drapeau et régi par un seul ensemble de lois. Selon lui, il ne pouvait pas y avoir de ralliement autour de ce même drapeau et de ce même ensemble de lois si l’on admettait 112 particularismes. Et si la liberté de religion dans l’espace public signifie que l’on est financé par la sphère publique, alors débarrassons-nous de la face monothéiste. Les hindous ont cinq dieux majeurs et plus de 500 dieux mineurs. Pourquoi leurs droits seraient-ils inférieurs aux nôtres? Nous nous heurtons ici à un immense problème, et il faudra le régler au cours des prochaines années puisque, comme vous le savez sans doute, les ressources financières commencent à faire défaut.
AB: Maxime, Beryl se réclame d’une certaine interprétation du bien commun que promeut cette loi et, en fin de compte, de ce que mettrait en valeur une démarche axée sur le multiculturalisme et le pluralisme. Que dit cette loi au sujet du pluralisme au Québec? Que dit-elle au sujet de la liberté que l’on possède d’exprimer publiquement sa foi? S’inscrit-elle en faux contre une solide compréhension de la liberté religieuse?
MHC : Je suis généralement d’accord avec ce que dit Beryl, mais n’oublions pas la spécificité culturelle et historique du Québec. Nous sommes ici en présence de deux clivages : celui entre l’État et la religion, mais aussi celui entre la mouvance politique québécoise et la mouvance politique fédérale. Je ne crois pas que la loi soit réellement orientée vers le bien commun, mais plusieurs nationalistes associent le projet de loi 21 à une politique du bien commun. Pourquoi? Parce qu’elle affirme la primauté des liens sociaux et culturels sur ce qui est perçu comme une politique canadienne individualiste et multiculturelle.
Mais la vraie question est de savoir comment l’interdiction du port de symboles religieux imposée à la plupart des fonctionnaires peut promouvoir le bien commun? Si la réponse est qu’elle promeut la laïcité de l’État, d’accord! Mais comment la laïcité de l’État promeut-elle le bien commun? Comment améliore-t-elle la vie de tous les citoyens? Je crois que ce dont il est ici question, ce n’est pas tant d’une politique du bien commun mais d’une politique d’édification de la nation.. Je ne dis pas qu’une politique d’édification de la nation soit toujours mauvaise. Je dis que, dans le cas qui nous concerne, la justification est faible.
AB: Beryl, que pensez-vous de l’argument de Maxime selon lequel il s’agit d’une question morale, notamment si nous acceptons la distinction établie par le philosophe Charles Taylor entre sécularisme ouvert et sécularisme fermé?
BW: Taylor évite toujours de faire le pas qui le mènerait à destination parce que tout un chacun craint de toucher au troisième rail, de peur d’être électrocuté. Et voici en quoi consiste le troisième rail: c’est que la religion a toujours été une source de friction dans l’espace public. Au Québec, cela faisait partie du processus d’édification de la nation, et ce, jusqu’à ce que l’on associe le sentiment anti-religieux à la libération du Québec au cours des années 1960. Le Canada a été formé à la lumière de ce processus lors des débats sur la Confédération. Les deux grands leaders politiques du Québec, George Etienne Cartier et Aimé Dorion, représentaient chacun un des deux côtés du débat. Dorion insistait sur la nécessité pour la Confédération canadienne de protéger la religion et la langue. Il souhaitait que les partis politiques se forment autour de cette idée. Cartier s’est distingué en déclarant : « Non, j’ai une conception nouvelle d’une identité politique nationale fondée ni sur la religion, ni sur la langue; cela est personnel et privé ». Et ce débat survient maintenant parce qu’une part importante de la religion ne porte plus sur le droit de pratiquer sa foi, un droit que personne ne conteste, mais plutôt sur le droit d’exiger un appui de l’État ou de solliciter un appui des institutions dans le cadre multiculturel.
AB: Ainsi donc, Maxime, Beryl établit un lien entre le financement indirect des organisations religieuses via les exonérations fiscales dont elles bénéficient. Qu’en est-il? Après tout, le fondement de ce débat semble être comment une personne religieuse peut vivre pleinement sa foi dans l’espace public. Sommes-nous témoins au Québec, et plus généralement au Canada, d’une contraction de l’espace public visant les gens de foi qui, non contents de pratiquer leur religion dans les lieux de culte de leur choix, cherchent aussi à exprimer leurs convictions religieuses dans tous les aspects de leur vie?
MHC: Nous sommes témoins d’une certaine contraction, mais je ne crois pas que ce soit la question la plus importante. Je ne crois pas que l’on puisse établir un véritable parallèle entre les années 1960 et ce qui se produit maintenant. La laïcité de l’État est d’abord une question d’autorité. Qui a l’autorité légitime d’adopter des lois? Dans les années 1960, le problème tenait au fait qu’il y avait deux types d’autorité : une autorité religieuse et une autorité politique. Le principe de la laïcité revient à affirmer : « Maintenant, nous devons nous gouverner selon des lois et nous devons le faire sans faire appel à une révélation religieuse. Nous allons séparer les choses de manière telle que l’autorité réside au sein de l’État, et l’autorité de l’Église catholique se limite à une autorité sur les âmes. » Mais avec le projet de loi 21, nous sommes témoins de la volonté du gouvernement de séparer l’expression des valeurs religieuses des laïcs, d’une part, et les activités gouvernementales, d’autre part : les femmes musulmanes, les hommes juifs, un homme sikh travaillant pour l’État. Ils ne détiennent pas d’autorité religieuse. L’État se trouve ainsi à dépasser les limites de sa vocation. Ce n’est plus de neutralité qu’il s’agit puisqu’il ne s’agit plus d’autorité, mais d’expression culturelle.
BW: Mais il nous faut traiter de ces faits ici, et non dans un contexte fictif, ni non plus avec les juifs et les musulmans. Il n’y a aucune loi qui oblige un homme (juif) à se couvrir la tête. On se couvre la tête si l’on prie, si l’on bénit ou si l’on étudie un livre saint. Rien dans l’Islam oblige les femmes à se couvrir le visage ou la tête, ou une autre partie du corps. C’est une coutume et tous les membres du clergé musulman en conviennent.
Il arrive que certains membres du clergé tiennent à faire de cette coutume une loi. Ils invoquent le principe admis par la common law anglaise et le droit civil français selon lequel une coutume peut devenir une loi à force d’usage. Mais il ne s’agit pas de coutumes religieuses. Il n’y a rien dans le christianisme, rien du tout, qui oblige à porter un crucifix sur un vêtement extérieur. Vous n’avez pas besoin de symboles pour comprendre le sermon sur la montagne. Vous le portez dans votre for intérieur ou vous ne le portez pas du tout. Je serais allé plus loin que le projet de loi 21. J’aurais déclaré que si quelqu’un veut briguer une charge publique, il doit se départir de tous ses symboles parce qu’il est appelé à représenter tout un chacun.
AB: Si vous êtes un membre sikh de la Khalsa, vous devez porter un turban. Mais ce qui est alors en cause, est-ce moins l’application de principes religieux et davantage la possibilité pour les personnes qui pratiquent une foi particulière de la pratiquer d’une manière qui, à leur avis, est parfaite?
MHC: De fait, je ne crois pas que la distinction entre le fait d’être obligé de porter des symboles religieux et le fait de les porter par suite d’une décision prise librement soit très importante. Permettez-moi de poser la question : pourquoi l’État serait-il tenu d’interpréter les textes religieux et les traditions des communautés de foi? Bien sûr, l’État ayant ce double statut en tant qu’outil de gouvernance, il doit être neutre; mais il est aussi une représentation de l’ensemble de la collectivité. À ce titre, l’État doit permettre aux gens d’exprimer leurs valeurs et leurs croyances dans la mesure où elles sont conformes à la loi. Je ne vois pas pourquoi un fonctionnaire portant un hijab ou un autre vêtement ne se conformerait pas à la loi.
Je défends donc la liberté religieuse de porter nos symboles dans l’espace public, dans l’exercice de notre travail à titre d’enseignant et de fonctionnaire. Cela dit, j’interdirais le port du niqab ou de la burqa, non seulement au sein d’organismes gouvernementaux où s’échangent des services gouvernementaux, mais dans toute la sphère publique. Il y a un argument politique et un argument moral contre le voile couvrant le visage : le voile a pour effet d’ignorer notre responsabilité à titre de citoyen. Si je ne veux pas montrer mon visage à mes collègues citoyens, je ne veux pas exercer les responsabilités associées à la citoyenneté. Le visage revêt une grande importance pour notre citoyenneté commune et pour le bien commun. Dans ce cas, votre argument est valide. Mais dans le cas du projet de loi 21, et pour tout ce qui concerne l’expression des croyances en vertu de la loi, en vertu de différents codes de conduite, je ne crois pas qu’il y ait dans notre histoire plusieurs plaintes visant des fonctionnaires qui ne s’acquittent pas de leurs obligations en raison de leurs croyances.
AB: Mais comment établissez-vous la distinction entre religion dans la sphère privée et religion dans la sphère publique?
MHC: Je crois que la séparation entre le privé et le public importe au plus haut point. Notre conception de la religion est passablement faible. Nous oublions qu’il y a cette dialectique entre le politique et le religieux, ce qui signifie que nous ne pouvons pas vraiment les séparer. Nous pouvons séparer différentes autorités, mais lorsqu’une culture se développe et évolue, elle se tourne vers le ciel et c’est alors que se pose la question de Dieu. Dans la mesure où la politique est une œuvre de médiation et un moyen de réaliser le bien commun, la religion se doit de lui signaler que la vie ne se réduit pas à des questions politiques. Dans le cadre des régimes totalitaires du 20e siècle, plusieurs acteurs et penseurs religieux se sont opposés aux Nazis et à la Russie communiste en se fondant sur l’idée que la religion, avec ses vertus et ses discours sur Dieu, proclame que le politique a aussi pour objet notre aptitude à vivre une bonne vie selon les valeurs les plus élevées.
BW: Très bien. Mais lorsque vous rejetez cet argument et autorisez une appropriation du mot « pluraliste » pour y intégrer la diversité de tout un chacun, c’est la confusion du langage. Pluralisme ne signifie pas diversité et il n’y a pas de force dans la diversité. L’idée que la diversité est notre force est une absurdité. Nous n’avons jamais cédé nos passions au groupe. La diversité ne peut pas être une force lorsque vous vous retrouvez avec une diversité de personnes parlant une diversité de langues et faisant leur une diversité de croyances, à moins, comme le disait Pierre Trudeau, de disposer d’un pont vers le pluralisme.
Le libéralisme est l’acceptation de la diversité, et non la servilité à son égard. Et nous disons, ou nous devrions dire, à tous les immigrants que nous croyons à la liberté d’expression. Nous croyons à la liberté de réunion. Nous croyons à l’égalité devant la loi. Mais le pluralisme ne saurait signifier que dans toutes ces égalités, nous allons admettre 1 972 exceptions. Ce que nous ne pouvons pas faire, c’est exiger que tout un chacun soit financé et subventionné, que l’État s’incline devant quiconque éprouve le moindre petit problème.
AB: Maxime, ce que vous dites signifie-t-il qu’un État qui est vraiment sûr de lui-même et qui n’a aucun scrupule concernant le rôle qu’il joue en encourageant le pluralisme devrait avoir suffisamment d’ouverture d’esprit pour accepter la présence de groupe religieux portant des vêtements religieux ou des symboles du même genre? Et que cela aurait pour effet de renforcer l’État plutôt que de l’affaiblir? Est-ce bien cela que vous dites?
MHC: Oui.
BW: Sauf qu’il y a tous les accommodements dont parlait Maxime. J’aime la façon dont vous avez formulé la question, Andrew. C’est ce qui a affaibli l’État. Les gens veulent des cadeaux. Ils veulent des sucreries. Ils veulent que chaque jour soit Noël.