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Andrew Bennett: Nous venons de marquer le premier anniversaire de l’adoption du projet de loi 21. Professeur Leckey, quel était votre point de vue il y a un an et qu’est-ce qui s’est passé depuis?
Robert Leckey: Il y a un an, les gens étaient encore estomaqués par le caractère superficiel des consultations et le petit nombre de groupes religieux ayant été invités à témoigner devant la commission parlementaire. Il y a eu de brèves audiences en mai et des modifications de dernière minute ont été adoptées en juin. Des suggestions ont été présentées et des opinions exprimées, sinon à la onzième heure, du moins quelques heures seulement avant l’adoption définitive du projet de loi. Il a été adopté à la hâte afin de permettre aux gens de partir en vacances. C’était une façon de dire : « Il nous faut régler cette question de sécularisme une fois pour toutes afin de pouvoir passer l’été dans nos circonscriptions. » Un an plus tard, la question est toujours là. On n’a pas su clore le débat, ce qui était prévisible. Tout cela a eu des répercussions très concrètes et très pénibles sur la vie des gens. Et il y a eu une sorte de dérive là où les dispositions de la loi n’en limitent pas expressément la portée. Le message qui s’en dégage est que le gouvernement provincial se méfie des minorités religieuses visibles.
Andrew Bennett: Croyez-vous que la loi séculariste sert de manifeste à la société québécoise et à l’idée qu’elle se fait de la religion et de la liberté religieuse depuis la Révolution tranquille?
Robert Leckey: Le Québec est un lieu complexe et il y a de nombreux points de vue sur la religion. Je ne crois pas que l’on puisse tracer une ligne droite entre la Révolution tranquille et cette loi. Dans les années 1960, il y a eu un mouvement qui tenait manifestement à la mise en place d’un ministère provincial de l’Éducation, qui exigeait que le ministère de la Santé s’occupe des questions de santé et qu’il n’y ait pas uniquement des hôpitaux gérés par des communautés religieuses. Mais il n’y a pas eu de tentative de rendre le christianisme et les autres religions invisibles.
La conception du sécularisme a évolué. L’idée que la religion doit être strictement privée n’a pas de racines profondes dans la province. D’une certaine manière, la majorité catholique demeure encore religieusement visible. Cela ne veut pas dire que les gens observent leur religion en allant à la messe le dimanche. Mais si le pape meurt, ce n’est pas une petite affaire. Lorsqu’un joueur de hockey célèbre meurt, les funérailles d’État se déroulent dans une basilique au centre-ville de Montréal. L’ambiance est très religieuse et tous sont présents. Ce qui est remarquable au sujet du projet de loi 21, c’est qu’il repose sur une savante stratégie politique qui a permis d’harmoniser des points de vue très différents. On a réussi à rassembler en un seul groupe des gens qui sont des sécularistes acharnés et d’autres qui peuvent être mal à l’aise au sujet du rôle de l’immigration dans la société ou la place qu’y occupent les musulmans. Tous ces gens se sont en quelque sorte rassemblés pour appuyer le projet de loi 21.
AB: Dans quelle mesure croyez-vous que cela puisse constituer la réponse de gens qui sont culturellement catholiques lorsqu’ils sont placés devant d’autres communautés plus profondément religieuses? Si on parle des Juifs hassidim ou de musulmans ou d’autres groupes qui sont plus visiblement religieux dans la province, se peut-il que la population en grande majorité francophone, autrefois catholique, ait le sentiment que « nous avons évolué, nous avons maintenant davantage d’espace culturel pour notre foi? » Porte-t-on un jugement équitable sur ces gens en disant qu’ils ne savent pas amorcer un dialogue avec ces autres groupes religieux?
RL: Certaines personnes associent les autres minorités religieuses à une époque où l’Église et les pouvoirs publics étaient étroitement liés en vue de gouverner la province et d’imposer une morale fondée sur la religion. Dans un tel contexte, que se produit-il si une enseignante porte un hijab? Certaines personnes voient cela et s’imaginent qu’on lui a imposée le port de ce vêtement, tout comme dans le passé les normes catholiques ont sans doute été imposées partout dans la province.
Il va de soi que, pour un musulman de la diaspora, porter un symbole religieux ici au Québec revêt une signification bien différente. Il ne s’agit pas d’un signe indiquant qu’il est sous le contrôle d’une religion institutionnelle. Le problème, du moins en partie, c’est de faire en sorte qu’il y ait dans le discours une place pour la notion de libération que beaucoup de Québécois ont vécu, et ce, sans reproduire ou situer cette notion sur la trajectoire très différentes des autres groupes.
Andrew Bennett: Quel bien commun cette loi essaie-t-elle de promouvoir et comment s’accorde-t-elle avec les libertés fondamentales? Quel objectif culturel plus général poursuit-on en adoptant cette approche concernant les libertés fondamentales?
RL: Cela ne peut pas être séparé des arguments juridiques et des justifications proposées, mais l’idée est que la société dans laquelle nous vivons en est une où les gens doivent être libres d’exercer leurs choix en privé – il faut éviter que certaines personnes imposent leurs vues à d’autres. Là où les choses se gâtent très rapidement, c’est lorsqu’on entreprend de se demander si le fait que je porte un symbole religieux constitue, en soi, une forme de prosélytisme. Est-ce que le fait de porter un hijab est une manière de l’imposer à d’autres? Le débat a évolué de manière telle que le simple fait de porter un symbole visible est perçu comme étant nécessairement un empiètement sur les droits des autres. Le bien public imaginé est un espace où personne n’est exposée au prosélytisme Et dans certains milieux, on estime que les écoliers, par exemple, sont tellement vulnérables à de tels efforts de conversion que le simple fait de voir un enseignant porter un symbole religieux est interprété comme une démarche de l’enseignant visant à les convertir.
L’automne dernier, il y a eu un incident important lors du litige lorsque le juge-en-chef a déclaré à un avocat du gouvernement : « Vous me demandez de trouver un équilibre entre le droit fondamental au travail de certaines personnes et l’allergie visuelle d’autres personnes aux symboles religieux. » Plusieurs personnes y ont vu une observation parfaitement raisonnable. D’autres en ont été horrifiées. Elles estimaient que la remarque était partiale, qu’elle trahissait une totale incompréhension du sérieux problème à l’origine du projet de loi 21. Mais elle ne semble pas reposer sur l’idée que le simple fait d’être témoin de l’observance religieuse de quelqu’un d’autre influe nécessairement sur l’observateur.
AB: Elle semble aussi mettre en cause la division soulignée par Charles Taylor entre un sécularisme fermé et un sécularisme ouvert. Un espace séculier ouvert est le lieu où l’État est authentiquement agnostique concernant la place de la religion dans la société et autorise la liberté d’expression religieuse dans les limites du droit. Le sécularisme fermé est le lieu où l’État impose une interprétation particulière de l’espace séculier qui n’est pas neutre. Il revendique certaines choses. Pour beaucoup de gens, l’argument selon lequel les gens portant des symboles religieux font du prosélytisme est plutôt présomptueux.
RL: Le préambule de la loi affirme qu’elle respecte la liberté de religion. Elle respecte l’égalité des personnes et la protection contre la discrimination. Tout cela est exposé dans la loi comme s’il n’y avait pas d’incompatibilité avec le contenu de la loi. Il s’agit d’une conception très particulière de la neutralité puisque certaines personnes sont aptes à observer leur religion dans toute la mesure de ce que, à leur avis, leur tradition leur impose, tout en respectant la loi. D’autres personnes se heurtent directement à la loi parce qu’elles se sentent obligées de porter un symbole religieux et de manifester leur croyance d’une certaine manière. Par conséquent, il est clair que les répercussions de la loi différent d’une foi à une autre.
AB: Dans la perspective du droit constitutionnel, et compte tenu des litiges portés devant les tribunaux, dans quelle mesure le gouvernement pourra-t-il, à votre avis, maintenir sa position à moyenne ou longue échéance?
RL: Il y a de très bons arguments constitutionnels qui seront un jour ou l’autre portés à l’attention des tribunaux. Le gouvernement a invoqué la clause « nonobstant » de la Charte canadienne et la clause analogue de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec pour mettre la loi à l’abri de certaines attaques. Mais je pense qu’il y a des arguments fondamentaux qui auront un certain retentissement lorsqu’ils seront présentés à un juge. La Charte canadienne et la clause « nonobstant » n’épuisent pas les principes fondamentaux de la constitution canadienne et je crois que le gouvernement peinera à s’y opposer. En adoptant la loi à la hâte avant la pause estivale il y a un an, le gouvernement espérait mettre fin au débat. À mon avis, ils vont bientôt découvrir qu’il n’en est rien.
L’année dernière, il était trop tôt pour déterminer si la loi pouvait causer un préjudice, (mais) il ne fait aucun doute que les plaignants sont en train de recueillir des preuves à ce sujet. Il est clair que la loi a privé des gens de leur emploi. Elle a des répercussions, et pas seulement auprès des musulmans. Les plaignants d’une des poursuites sont des catholiques à qui la loi interdit de manifester leur foi selon les modalités de leur choix.
AB: Il a été plusieurs fois question de la loi sur le sécularisme lors de la campagne électorale l’an dernier. Le Premier ministre Legault et le ministre qui a déposé et défendu le projet de loi 21 à l’Assemblée nationale ont tous deux déclaré que le reste du Canada et les autorités fédérales n’avaient rien à dire sur cette question. S’agit-il là d’une position valable que le gouvernement du Québec peut adopter? Est-ce que le reste du Canada a voix au chapitre? Les dirigeants politiques fédéraux devraient-ils intervenir auprès des tribunaux?
RL: Je crois que l’argument du Québec selon lequel aucune instance extérieure au gouvernement provincial n’a de voix au chapitre sur cette question est très problématique. Ce que j’entends par là, c’est qu’il y a des questions fondamentales concernant la constitution canadienne qui sont en jeu, notamment la relation entre la Charte et les autres parties de la constitution, et d’autres parties du cadre constitutionnel. Le Québec ne manque pas d’intervenir dans des litiges ailleurs au pays lorsqu’il estime avoir un intérêt dans une décision constitutionnelle. Le Québec est intervenu dans le litige sur la taxe carbone en dehors de son territoire parce qu’il se soucie de la façon dont les tribunaux interprètent la constitution. Dire que le gouvernement fédéral ou les autres provinces n’ont aucun intérêt dans la conception de la Charte canadienne ou dans la clause « nonobstant » n’a aucun sens et c’est même contraire à la façon dont le Québec agit.
Les critiques externes au Québec visant des jugements politiques exercés au Québec sont une source d’irritation, mais il ne saurait y avoir aucun doute quant à la validité de leur intervention dans des litiges portant sur des questions constitutionnelles. D’autres acteurs concernés par la constitution ont des intérêts en jeu. Il importe de se rappeler que les gens qui sont affectés par cette loi sont non seulement des résidents du Québec, mais aussi des citoyens canadiens. Ils possèdent certains droits.
AB: Manifestement, le débat n’est pas clos.